C'est une fenêtre dans une pièce. C'est la vie lente dans une journée. C'est une fenêtre dans la vie lente. La lumière passe, calme et claire. C'est une lumière de printemps. Elle est douce aux yeux, un peu amère au cœur. Elle est comme un vin un peu jeune, encore vert. Vous la regardez passer pendant des heures. Vous ne savez rien de mieux à faire dans votre vie, que ce regard qui va à l'infini, délivré de lui-même. Il y a une beauté qui n'est atteinte que là, dans cette grande intelligence proposée à l'esprit par le temps vide et le ciel pur. Un arbre appuie son épaule de feuillage contre la fenêtre. C'est un arbre puissant, raffiné. Il s'élève en force dans le ciel. Il obscurcit le jour, il aveugle la pensée. On a besoin d'une seule chose pour connaître toutes choses. On a besoin d'un seul visage pour jouir de tous visages. Un arbre suffit, pour voir. On apprend à voir comme on apprend à marcher après une longue maladie : pas après pas, songe après songe. Un arbre suffit, une feuille de cet arbre, une pensée de cette feuille oubliée dans le soir. Souvent, avant de vous endormir, vous imaginez ce marronnier dans la nuit soulevée d'étoiles. Dans le temps où vous ne pouvez le voir, vous l'imaginez plus grand encore. C'est dans son ombre que vous écrivez. C'est dans son ombre sur la page que vous apprenez l'essentiel : la beauté, la puissance et la mort. L'enfance aussi, indéracinable. Vous pouvez quitter toutes choses. Vous pouvez vous éloigner de tout, sauf de cet arbre. Ce qui éclaire notre vie, ce n'est rien que l'on puisse dire, ou tenir. Ce que l'on dit se tait. Ce que l'on tient se perd. Nous n'avons guère plus de prise sur notre vie que sur une poignée d'eau claire. Nous ne possédons que ce qui nous échappe et se nourrit de notre amour : un arbre dans le songe, un visage dans le silence, une lumière dans le ciel. Le reste n'est rien. Le reste c'est tout ce qu'on jette dans les jours de colère, dans les heures de rangement. Il y a ceux qui jettent. Il y a ceux qui gardent. Il y a ceux qui régulièrement mettent leur maison à sac, ou le réduit d'une mémoire, le recoin d'un amour. Ils mettent de l'ordre. Ils mettent le vide, croyant mettre de l'ordre. Ils jettent. C'est une manière de funérailles, une façon d'apprivoiser l'absence - comme de ratisser le gravier d'un chemin par où mourir viendra. Et il y a ceux qui gardent. Ils entassent dans un tiroir, dans une parole, dans un amour. Ils ne perdent rien. Ils disent : on ne sait jamais. Même s'ils savent, ils ne savent jamais. Même s'ils savent que jamais ils ne reviendront aux lettres anciennes, aux boîtes rouillées, aux vieux médicaments et aux vieilles amours. Tant pis, ils gardent. Ceux qui gardent comme ceux qui jettent sont égaux devant l'objet unique, devant la chose qui tiendra lieu de toutes les choses. Ceux qui se délivrent comme ceux qui s'encombrent. Il y a toujours une chose qu'on ne jette dans aucun cas. Ce n'est pas nécessairement une chose. Ce peut être une lumière, une attente, un seul nom. Ce peut être une tache sur un mur, un arbre à la fenêtre ou même une heure particulière du jour. C'est une chose dont on s'éprend sans raison, sans besoin. C'est une fidélité silencieuse à ce qui passe et demeure. C'est un amour taciturne, immobile : il se dépose au fond de l'âme comme au fond d'un creuset. Il y laisse un rien de lumière, une poussière de ciel bleu. Cela peut arriver avec un livre, avec une tasse dépareillée ou une musique. Cela peut arriver avec n'importe quel fragment du monde - ou de l'âme. Et cela vous accompagne. Et cela vous suit où que vous alliez. Le temps passe, le cœur fatigue. Et il y a cette chose - ce feuillage, cette clarté, ce nom-là. De temps en temps vous la considérez comme il faut, comme elle le demande : à part, en silence. Et vous voyez que cette chose n'a pas vieilli, pas changé. Elle brille comme au premier jour où vous l'avez choisie. Et vous voyez que c'est cette chose qui vous a choisi, qu'elle vous éclaire et vous garde, à simplement demeurer là. À quoi vous tenez. Vous vous dites : à quoi je tiens. A quoi tient une vie, la mienne, toute vie, n'importe laquelle. À des riens, elle tient. À des choses de trois fois rien. Et cette chose, à quoi elle sert. D'abord à rien. Elle est soustraite de l'utilité mortelle de toutes choses dans la vie. Elle brille par son inutilité. Elle est en excès par défaut. Ce qui ne sert à rien sert à tellement de choses. Cela tient lieu du monde - ou de l'âme ou de la beauté jamais atteinte. Cela tient lieu de tout. Vous pouvez tout quitter sauf cette chose. Sauf ce nom, sauf ce ciel d'un printemps dans la vie à jamais éteinte. Une faiblesse vous retient là, vous y_ ramène à chaque fois. La douce pente de faiblesse vous incline, corps et âme, vers cette seule chose comme vers un asile. C'est une énigme de rien. C'est un mystère d'enfance. C'est une coutume qui vous vient de l'enfance, une cérémonie partout respectée dans les chambres d'enfants : ce désordre. Cette moisson d'insignifiance dans les tiroirs. Ces bouts de chiffon, ces queues de comète et ces dentelles d'ange. Tous ces riens à quoi l'enfance donne de la valeur. Ce à quoi l'on donne de la valeur, vous en donne en retour. Ce n'est qu'à vous, donc c'est vous. Les parents ne connaissent rien aux chambres d'enfants. Ils croient qu'il faut de l'ordre. Ils crient de temps en temps. Il suffit de laisser crier, de laisser ordonner. C'est plus fort que tout : les choses élues reviennent très vite dans la chambre rangée. Les objets du sacre, les preuves en miettes de l'existence de Dieu. Ce fouillis des chambres d'enfants, vous le retrouvez dans la chambre d'écriture. Cette manie de garder près de soi une brindille, une pierre, un silence, vous la retrouvez dans l'histoire de Pascal, dans l'histoire dite du Mémorial : dans la nuit du lundi 23 novembre 1654, Pascal écrit quelques phrases qui n'iront dans aucun livre. Il note une chose qu'il a vue d'un regard pour toujours. Il retient une lumière dans cette nuit-là pour toute la nuit du monde. C'est une étoile au front de Dieu. C'est un soleil dans l'encre noire. Il écrit sur un papier qu'il coud ensuite dans la doublure de son pourpoint. Les déliés de l'encre sont désormais invisibles pour quiconque, et d'abord pour leur auteur. Du moins peut-il, par une légère pression de la main sur l'étoffe, entendre le froissé du parchemin. Huit années passent. Huit années glissent sur le grain du papier sans le corrompre. Le 19 août 1662, à une heure du matin, Pascal agonise. Il est comme un enfant, perdu dans une école glacée et vide. Il meurt et s'égare dans les milliers de jours où tout renaît, sans lui. L'effacement de cet homme sous un peu de terre, puis, plus profond encore, sous son propre nom, nous a rendu sa pensée familière. Nous avons rassemblé ses écrits dans le fond d'un livre. Nous avons appris à entendre ses paroles dures comme l'or. Mais la grâce nous fait défaut, qui nous permettrait de lire cette feuille de novembre 1654 - cette mince cloison de papier entre son cœur et le monde. Cette feuille de trois fois rien. Elle lui mangeait ses forces. Elle lui donnait comme un corps de lumière, brûlé jusqu'au sang. Elle faisait de son cœur une chambre d'enfant, d'un désordre incroyable.